22.10.09

À quoi sert aujourd’hui la poésie ?

par Rodolfo Alonso


Si la poésie a encore un sens dans ces temps de misère, c’est celui de continuer à incarner, malgré tout, ce que Wallace Stevens a si justement défini dans ses Adagia : « la joie du langage ». La société de consommation, la société du spectacle, nous a si bien imbus de son atmosphère stridente, démagogique et plate, fausse dans le double sens d’imitation et de malhonnêteté, qu’elle est devenue l’air même que nous respirons, entourés que nous sommes d’une pseudo-culture populiste –non populaire– produite pour nous faire séduire par les grands médias d'incommunication. Avec tous leurs effets délétères sur la spontanéité créatrice des gens. Même sur le langage, en particulier sur le langage.
Le problème est que si le langage humain déchoit, avec lui déchoit la condition humaine. Puisque –j’insiste– nous ne nous servons pas du langage, nous sommes langage. Et moins langage sommes-nous, moins humains, moins hommes. Peut-être sans le percevoir nous avons vécu une mutation, et maintenant nous sommes submergés non seulement dans une civilisation dont le centre n’est plus le langage, mais qui en attaque même les sources. La crise actuelle de la poésie n’est peut-être pas seulement celle d’un simple genre littéraire, mais quelque chose de bien pire : elle est la manifestation maximale d’un manque très profond en ce qui concerne la capacité spontanée des hommes pour créer le langage.
Chaque fois qu’il y a eu une grande poésie, tout alambiquée et élitiste qu’elle semblât, elle était secrètement liée, ne serait-ce que par d’obscurs méandres, à une langue vivante, réellement parlée par un peuple, par une communauté. Face à la possibilité menaçante de l’extinction de la grande littérature, on pourrait se demander si chacun de nous devrait, comme l’a déjà anticipé Ray Bradbury en son Farenheit 451, se cacher pour préserver vivant, appris par cœur, le texte d’un grand livre. Ou suffira-t-il de continuer à écrire le poème ?
Car « le mot ne serait pas délicieux s’il ne signifiât une qualité », n’est-il pas vrai, Gabriel Miró ? Et l’homme qui travaille amoureusement ce langage qui est à la fois le sien et celui de tous, lui appartenant intimement en propre et en même temps à l’espèce, le solitaire qui après tout accomplit la plus significative et la plus nécessaire fonction sociale, a pu être clairement perçu par Michel Butor au début des années 60 : « Le poète est celui qui a conscience que la langue, et avec elle toutes les choses humaines, sont en danger ».
Il me semble évident que la compréhensible et vaillante réaction mondiale des écologistes (à laquelle nous avons vu s’ajouter dernièrement tant de partisans de la paix) a attiré l’attention sur les conséquences délétères que la dépendance suicide par rapport au pouvoir global et la richesse obscène ont eu sur la qualité de la vie humaine, et de la vie tout court, sur notre planète, mettant l’accent sur les préjudices portés à l’environnement, géographiques, concrets, visibles. Mais je crains que l’on n’ait pas encore perçu l’extension du préjudice psychique, culturel, esthétique et essentiellement humain que nous avons subi afin de nous adapter à cette machine démentielle, dont le but délirant et unique est de faire de l’argent, et plus d’argent avec de l’argent, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Et qu’il faudrait donc une lutte écologique en faveur de la condition humaine, de la qualité humaine de la vie humaine. Naturellement, sans abandonner l’autre lutte. C’est vrai qu’il y a un trou dans la couche d’ozone, mais il y a aussi un abîme (sinon un cancer) dans l’esprit.
Comme presque toutes les choses de la planète, la poésie a été aujourd’hui tout à fait désacralisée. Et si telle avait pu être l’intention des avant-gardes du début du XXe. siècle, c’est certain qu’elle ne le fut pas dans le sens actuel. Je ne crois pas, par exemple, que la fontaine-urinoir de Duchamp ait la même longueur d’onde et la même orientation que tant de ces « installations » en froid, et que tant de cet art « conceptuel » étrangement considéré aujourd’hui comme néo-académisme (presque toujours à caractère officiel et sous des patronages multinationaux qui n’ont rien à voir avec, par exemple, un Laurent de Médicis). Après tout, déjà au XVIe. siècle, Francis Bacon pouvait dire : « La vérité naît plus facilement de l’erreur que de la confusion ». Et surtout de l’erreur qui consiste à errer, errants. Au plus profond, dans nos viscères, quand nous restons seuls et que les bruits se taisent et que les lumières s’éteignent, Rimbaud continue à être interrogé, et il nous interroge.
Et pour conclure, du moins maintenant, reprenons encore cette même question d’une innocence accablante, qu’une fois me posa en public un collègue vénézuélien : « Dans cette époque que nous vivons, quelle est, pensez-vous, la mission du poète ? » Comment s’empêcher de dire que nous voudrions que le poète, avec son travail, fût capable en même temps de se réaliser comme personne et d’aider ses frères, d’énoncer la parole nécessaire, indispensable et unique, la parole qui serait à la fois intime et secrète, encore humide du silence des origines, surgissant d’une lisière vierge de l’univers, et en même temps générale, partagée, fraternelle, solidaire, non seulement offerte mais aussi acceptée des autres, qui la feraient sienne et lui donneraient un destin, même si ce destin était celui, pas peu glorieux, de devenir salutairement anonyme, sans auteur et sans temps, incarnée dans le flot de la vie et de l’humain ? Ne pas se trahir, donc, ne pas trahir les autres ; et en plus, ne pas trahir la propre langue, le propre idiome, le son qu’on est venu apporter au monde. Et venant chacun à être l’espèce, aussi splendidement barbare et intuitive que tragiquement conditionnée par les cultures qu’il s’est faites ou que lui ont été imposées. Et devenir aussi, en même temps, la conscience de notre risible quoique démesurée condition. Ce que nous sommes, ce que nous pourrions être, peut-être ce que nous serons. Mais nous savons bien que pour l’instant la seule gloire honnêtement désirable n’est plus celle de vivre dans le cœur des autres, de quelqu’un d’autre, mais, plus humblement, plus sagement, l’honneur et le plaisir, l’angoisse et l’anxiété d’avoir écrit, d’avoir été capable du poème, qui a circulé en nous et maintenant est vivant, parfumé et tiède, chair frissonnante du langage nouveau-né, tremblant et penché, tendu, vers les autres, hypocrites ou non, nos semblables, nos frères.

(Traduction de Graciela Isnardi)



Rodolfo Alonso. Argentin. Poète, traducteur, essayiste, ancien éditeur. Prix National de Poésie (1977). En 2002 il a reçu au Vénézuéla l’Ordre « Alejo Zuloaga », la plus haute distinction décernée par l’Université du Carabobo. Prix Konex de Poésie (2004). Grand Prix d’Honneur de la Fondation Argentine pour la Poésie (2005). Palmes Academiques de l´Academie Brésilienne de Lettres (2005). Prix du Festival International de Poésie de Medellín (2006). Traduit en français par Fernand Verhesen : Poèmes (Le Cormier, Bruxelles 1961), Elle, soudain (L´Harmattan, Paris 1999). Ses derniers livres publiés sont : El arte de callar, (Alcion, Cordoba 2003) ; La otra vida (Anthologie) (Común Presencia, Bogotá 2003) ; Antologia pessoal, éd. Bilingue (Thesaurus, Brasilia 2003) ; Canto hondo, anthologie (Université du Carabobo, Valencia, 2004). A favor del viento, poésie réunie 1952-1956 (Argonauta, Buenos Aires 2004). Ses dernières traductions sont : Estrella de la vida entera, anthologie bilingue de Manuel Bandeira (Adriana Hidalgo, Buenos Aires 2003), El banquero anarquista de Fernando Pessoa (Emecé, Buenos Aires 2003); Poemas escogidos de Giuseppe Ungaretti (común Presencia, Bogotá 2003) ; Mensaje de Fernando Pessoa (Emecé, Buenos Aires 2004) ; Cartas sobre la poesía de Stéphane Mallarmé (Ed. del Copista, Cordoba 2004) ; Diálogo del árbol de Paul Valéry (Ed. del Copista, Córdoba 2004) ; Aforismos y afines de Fernando Pessoa (Emecé, Buenos Aires 2005), Poesía escogida de Olavo Bilac (Ed. de la Flor, Buenos Aires 2005) ; Antología poética de Fernando Pessoa (Argonauta, Buenos Aires 2005) ; Escritos autobiográficos, automáticos y de reflexión personal de Fernando Pessoa (Emecé, Buenos Aires 2005).

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